acceuil
/
ressources
/
Définitions

Justice punitive

Histoire, enjeux, étude de la justice punitive et de son application en France.

Mar 14, 2023
Justice punitive

Définitions

Fracas propose également des définitions, concepts clés.
Fracas propose également des concepts clés, pour aider à comprendre, mieux cibler.
Lire plus de définitions‍

La société occidentale du XXIème siècle baigne dans la justice punitive. La justice punitive (ou rétributive) est « l'attribution d'un blâme et dans la plupart des cas, d'une sanction punitive à des personnes qui ont violé une norme ». La justice punitive repose sur la croyance que sanctionner l’auteur·ice d’une infraction est juste et nécessaire. Cette croyance caractérise l’ensemble de notre système judiciaire mais aussi la majorité des pratiques éducatives ou militantes actuelles. Cet aspect systématique rend difficile une critique socialement acceptable du châtiment.

S’il est courant de voir exposer l’origine de la prison ou de la police dans les œuvres abolitionnistes, il l’est moins de remettre en cause l’idéologie même de la sanction qui en est le fondement.

En matière d’institutions pénales, de nombreuses critiques et propositions de réformes ont été produites par des criminologues, juristes, parlementaires ou militant·es. Toutefois, peu d’entre elles ont pris pour objet le fondement même de ces institutions : la punition. Sanctionner les personnes autrices de crimes, délits, ou des enfants désobéissants par l’imposition d’une souffrance - physique, morale, psychologique - semble peu remis en question. Que ce soit par des procédés d’humiliation, de privation ou d’intimidation, les recours à la pression pour faire rentrer un individu dans le droit chemin sont courants. Remettre en cause le bien-fondé du châtiment comme pierre angulaire de tout un pan de nos vies est un exercice fastidieux. L’automatisme punitif influence nos modes d’éducation, réactions quotidiennes et cadres de pensée.

C’est la réponse politico-sociale au sentiment grandissant d’insécurité qui caractérise nos sociétés occidentales du XXIème siècle. S’il est courant de voir exposer l’origine de la prison ou de la police dans les œuvres abolitionnistes, il l’est moins de remettre en cause l’idéologie même de la sanction qui en est le fondement. Il est pourtant essentiel d’en sortir afin de penser des alternatives à la justice punitive et au système judiciaire.

Bien que la punition se soit imposée en occident comme seule réponse tangible au mal-agir, en retracer la généalogie fait ressortir son aspect contextuel. Cela permettra de distinguer les courants politiques et dynamiques relationnelles dans lesquels elle s’inscrit – et peut-être de s’en extraire.

I - L’origine de la peine comme source de souffrance

Contrairement aux représentations communes, l’administration d’une souffrance n’a pas toujours été au centre des châtiments infligés. Par souffrance, on entend un état prolongé de douleur physique, psychologique ou morale, ressenti par un ou plusieurs êtres vivants. Dans le cadre de réponses pénales, elle peut être causée par l’exercice de sévices physiques (torture) tout comme la privation de liberté de mouvement (prison).

Du Moyen-Âge à notre époque

Foucault retrace au Moyen-Âge le passage d’un règlement des litiges fondé sur la réparation matérielle et les arrangements économiques à celui basé sur la souffrance individuelle. L’influence de l’Église permet l’intromission du registre de la faute et de la pénitence dans l’idéologie juridique au sein de laquelle il était jusqu’alors inexistant. Auparavant, une infraction était généralement réparée par le versement d’une somme d’argent ou équivalent par l’auteur de l’acte ou son entourage. Par exemple, une personne vole un objet chez quelqu’un d’autre : elle peut soit lui donner un dédommagement financier ou travailler chez lui le temps de rembourser sa dette. Cette logique est celle de la compensation financière vue comme « restitution du dommage causé » entre deux individus.

Cela entraîne le début d'une période de grande inventivité en matière de supplices à la Renaissance, notamment corporels.

Le basculement qui s’opère à cette période impose le recours à l’infliction d’une souffrance, avec « fond doloriste christique et martyrologique » issu de l’influence de l’Église, comme cœur de la réponse aux illégalismes. Cela entraîne le début d'une période de grande inventivité en matière de supplices à la Renaissance, notamment corporels. Le corps des supplicié·es devient le point principal d’application du châtiment. Entre l’un et l’autre, on passe de « l’ancienne logique collective de la dette » à une « individualisation de la peine, qui prolonge la personnalisation de la culpabilité à travers le péché ». Cela signifie que le châtiment centré sur l’individu est historiquement daté.

Le Haut Moyen-Âge évalue plutôt les compensations en fonction des statuts et classes sociales auxquels appartiennent les personnes autrices et victimes ; les familles et clans peuvent aussi se soustraire à l’individu délictueux pour réparer le tort commis. Ce n’est qu’après le basculement déterminé par Foucault que les peines apparaissent comme une source d’expiation individuelle et non interchangeable. Cela signifie aussi que la souffrance n’a pas toujours été le centre des réponses aux infractions : c’est une tradition marquée par la « rémanence du théologique dans le juridique » et la grande influence de l’Eglise dans les pratiques de la justice au Moyen-Âge et à la Renaissance.

Parallèlement, cette individualisation de la peine prend place dans le développement du capitalisme qui débute à cette époque. C’est à travers une politique de répression des populations prolétaires par le biais de châtiments individuels que le pouvoir sépare et divise les groupes sociaux pour mieux les affaiblir. La « chasse aux sorcières » en est un parfait exemple. Au Moyen-Âge, la classe des femmes est vue comme une menace pour le pouvoir féodal en place. Il y a notamment une baisse de la natalité car celles-ci ont peu à peu quitté la sphère reproductive (faire des enfants, les élever) pour la sphère productive (le travail). Pour affaiblir la classe des femmes et ainsi permettre la privatisation des terres et leur renvoi dans les sphères de reproduction, le pouvoir lance une campagne de répression de masse (entre 30 000 et 60 000 personnes brûlées). Celle-ci repose donc sur l’opposition entre l’individu et sa classe d’appartenance : l’individu est séparé du groupe par la sanction ; le groupe est affaibli et ainsi mieux contrôlé.

Les fondements du système pénal : histoire et questionnement

Notre système pénal actuel vient de cette tradition du châtiment. Si de nombreux changements ont vu le jour depuis lors, il reste toutefois évident que la prédominance actuelle des peines de privation de liberté découle de ce basculement médiéval. Dans le système français actuel, les peines de privation de liberté (réclusion criminelle et emprisonnement) représentent 50% des réponses aux infractions dont 30% de prison ferme. Malgré les représentations communes, le nombre de crimes graves et violents envers des personnes est en baisse – en 1850, 3 500 homicides pour 30 millions d’habitants ; en 2020, 800 pour 65 millions. Pourtant, le temps moyen d’incarcération ne fait qu’augmenter : dans les années 1970, le temps moyen était de deux mois pour aujourd’hui passer à dix mois. Cela signifie notamment que les délits de basse gravité sont jugés plus durement. Ces chiffres dénotent une stratégie globale de « prisonisation ».

Avec une élévation générale du niveau de vie et de richesses, les crimes de sang ainsi que le nombre d’agressions physiques sont en baisse. Au contraire, les vols, escroqueries - ce qui touche aux biens - sont en hausse

C’est au XVIIIème siècle que la prison s’impose comme peine principale. Avec une élévation générale du niveau de vie et de richesses, les crimes de sang ainsi que le nombre d’agressions physiques sont en baisse. Au contraire, les vols, escroqueries - ce qui touche aux biens - sont en hausse. La justice tend à cadrer et régulariser ses réponses aux délits et crimes. C’est à ce moment-là, dès 1791, que la prison s’impose comme la peine principale aux infractions. L’emprisonnement existait déjà dans l’Ancien Régime, mais sa logique arbitraire se régularise, devient plus systématique. Il ne s’agit pas de punir moins mais de punir mieux. La prison est donc présentée comme le signe d’une « pénalité adoucie ».  Aujourd'hui, cette idée reste prégnante dans la société occidentale. La prison serait l’unique réponse possible aux infractions, une évidence ; elle serait aussi un moindre mal comparée aux supplices corporels infligés au Moyen-Âge ou à la peine de mort abolie en 1981.

L’objet est ici de questionner la conception même de la privation de liberté comme une punition socialement acceptable - afin d’en sortir. Didier Fassin note : « La colonisation [a pour certains types de sociétés] donné lieu à une violente confrontation dans les logiques de l’échange et de la souffrance. L’anthropologue Léopold Pospisil, qui a enquêté pendant trois décennies sur le système légal des Kapauku de Papouasie-Nouvelle Guinée, a analysé la douloureuse transition, à partir des années 1950, entre la “loi primitive” et la “loi civilisée”, comme il les appelle, à savoir l’ensemble des règles et sanctions des Aborigènes, d’un côté, et l’appareil juridico-répressif mis en place par les Pays-Bas puis l’Indonésie, de l’autre. Dans le système qui prévalait avant la colonisation, les Kapauku “considéraient la liberté individuelle comme leur bien le plus cher” : elle était une “condition pour vivre”. Il ne pouvait donc être question d’en priver l’un des leurs lorsqu’une infraction était commise. La plupart du temps, “le paiement de dommages et indemnités” suffisait à compenser la violation des règles, même en cas de meurtre. [...] Lorsqu’il arriva, le colonisateur introduisit son dispositif pénal et carcéral. Or, pour les Kapauku, l’emprisonnement était à la fois inconcevable et intolérable, en totale opposition à leur philosophie de la vie. Privés de ce qu’ils valorisaient le plus, les prisonniers se laissaient mourir ».

Ce passage illustre bien l’imposition de normes législatives perçues comme particulièrement inhumaines et « barbares » par les personnes qu’il s’agit de contrôler. Qu’on se place d’un côté ou de l’autre, la privation de liberté peut tantôt paraître comme une avancée, tantôt comme une peine d’une grande atrocité. La manière dont on juge la justesse d’une sanction est donc directement issue d’un contexte historique et politique. Avoir un regard critique sur notre échelle de jugement moral est primordial.

II - Légitimité et autorité de la peine

Dans Punir, une passion contemporaine (2017), Didier Fassin revient sur la légitimité du châtiment au sein de l'institution judiciaire. Le châtiment est caractérisé par plusieurs aspects. Il doit notamment impliquer une « souffrance ou d’autres conséquences normalement considérées comme désagréables », il doit « répondre à une infraction contre des règles légales », « s’appliquer à l’auteur [...] de l’infraction », et être « imposé par une autorité instituée par le système légal contre lequel l’infraction a été commise »  (H.L.A. Hart, 1959). Sa légitimité est double : légale et morale. Légale parce que la punition d’un acte délictueux repose sur des textes de lois et une autorité judiciaire reconnue par l’ensemble de la société. Morale parce qu’il semble naturel de punir un acte socialement considéré comme répréhensible : « On nous dit que nous ne faisons pas souffrir le coupable pour le faire souffrir, il n’en reste pas moins vrai que nous trouvons ça juste qu’il souffre » (Durkheim, 1893).

« [...] c’est parce qu’on estime que l’expiation de l’acte rend nécessaire un certain quantum de souffrance que punir ne peut que signifier faire souffrir »

Cette légitimité morale est renforcée par l’idée qu’il y a une équivalence pénale entre le crime et la souffrance infligée : « C’est parce que punir signifie faire souffrir que philosophes, juristes, législateurs et magistrats se sont employés à établir une correspondance minutieuse entre l’acte commis et la souffrance imposée. Et à l’inverse, c’est parce qu’on estime que l’expiation de l’acte rend nécessaire un certain quantum de souffrance que punir ne peut que signifier faire souffrir ». La légitimité morale de la peine repose donc sur deux points : à condition qu’elle nous semble proportionnée à l’action qu’elle sanctionne, faire souffrir son auteur nous paraît juste.

La souffrance semble nécessaire et acceptée si elle est équilibrée par rapport à l’infraction commise. Plus précisément, il doit y avoir une concordance entre les conséquences de l’infraction pour la société et sa victime et celles pour l’infracteur·ice. C’est selon cet aspect que nous jugeons de la justesse d’une peine - et de la justice rendue. Toutefois cette concordance s’évalue selon des critères historiquement et socialement situés. Au XVIIIème siècle, le supplice constitue l’exercice de la puissance souveraine et la manière de poursuivre une vengeance personnelle et publique à l’encontre de ses ennemis. L’éclat du châtiment infligé par le souverain est la démonstration de sa force, à la hauteur de l’offense symbolique subie. La scène de supplice ouvrant le premier chapitre de Surveiller et punir (1975) illustre bien cette idée : en 1757, après avoir tenté d’assassiner Louis XV, Robert-François Damiens est la dernière personne à avoir subi le supplice d'écartèlement alors réservé aux régicides. Cet épisode repose sur ce qu’on pourrait appeler la loi du talion, c’est-à-dire la réciprocité du crime et de la peine. Pour autant, on pourrait questionner l’équivalence d’une tentative d’assassinat et d’un supplice qui s’étale du petit matin jusqu’à dix heures du soir, où Robert-François Damiens est peu à peu délesté de chacun de ses membres devant un large public. C’est bien parce que c’est le roi qui en est la victime et que la portée symbolique d’un tel acte est socialement colossale qu’il s’agit de rendre exemplaire et justement, démesuré, le châtiment. Le paradoxe est donc à souligner : le crime et le supplice sont perçus comme symétriques bien que ce dernier soit porté à l’extrême en termes de durée et d’intensité. Aux yeux de la société occidentale, les réponses actuelles aux infractions sont communément représentées comme plus justes et douces.

Certain·es diront que le système pénal et carcéral est en crise mais sa fonction première et ses mécanismes ne soulèvent pas le mécontentement des foules.

En comparaison, il semble aujourd’hui communément équitable qu’un délit entraîne une peine de prison. La preuve en est les demandes toujours plus nombreuses de judiciarisation et de pénalisation par certaines franges de la population. À part dans les milieux abolitionnistes, la nécessité de la prison est peu remise en cause. Pourtant, comme le note l’abolitionniste Catherine Baker, la prison est d’une « cruauté toute particulière » : « La cour et le jury vous condamnent à la peine de vingt années de réclusion criminelle. Ce qui signifie : vous êtes condamné à vous mettre nu aussi souvent qu’on le jugera nécessaire pour être fouillé à corps, à montrer votre anus aux surveillants chaque fois qu’ils l’exigeront dans le cadre de leurs fonctions. Vous êtes condamné à vous soumettre nuit et jour à leurs volontés. Vous obéirez à tous les ordres, même à ceux qui vous sembleront ineptes ou uniquement mortifiants. Vous êtes condamné à demander la permission pour tout. [...] Vous êtes condamné à ne plus disposer de votre temps, de votre avenir, de vos projets ». Bien que les sévices auxquels sont condamné·es quotidiennement les prisonnier·es soient de notoriété publique, la prison n’est toujours pas largement remise en cause. Certain·es diront que le système pénal et carcéral est en crise mais sa fonction première et ses mécanismes ne soulèvent pas le mécontentement des foules. Cela signifie que pour la plupart des gens, il est juste de punir un vol, la détention de drogues ou encore un meurtre par la privation de liberté ainsi que tous ces mauvais traitements quotidiens. Il s’agira tout au long de cet ouvrage d’interroger notre échelle de jugement moral de l’équilibre entre un acte et sa sanction (pénale ou sociale).

En parallèle de cet aspect moral, un châtiment tire sa légitimité de son caractère légal. Les sanctions pénales sont fixées par le Code Pénal de 1994. Les sanctions sont appliquées après une infraction à la loi. Les lois sont votées par le Sénat et l’Assemblée Nationale, dont les députés tirent leur légitimité du vote populaire. C’est ce processus qui légitime les sanctions déterminées par le juge pénal. Dans le cadre d’une démocratie, c’est le passage par ces différentes institutions et les autorités établies qui donnent aux lois leur assise légale.

Toutefois on peut noter que les sanctions et punitions ne sont pas l’apanage d’organes institutionnels. Cet aspect légal peut aussi retrancher des autorités civiles, comme dans les relations parents-enfants : en tant que représentant·es légaux, les parents sont habilité·es par la loi à prendre des décisions pour leur enfant. Ces dernier·es sont notamment autorisé·es à appliquer des sanctions vis-à-vis de leur progéniture. De même dans le cadre d’une entreprise, un·e patron·ne peut prendre des mesures disciplinaires à l’encontre de son employé·e. Les lois et règlements trient et déterminent qui a du pouvoir sur qui et la sanction en est l’outil principal d’application concrète.

III - La peine comme outil de domination

Nous avons mentionné la chasse aux sorcières comme armes de classe dans le cadre d’une lutte économique et sociale. Cette manière d’utiliser la sanction pour asseoir un pouvoir se retrouve aujourd’hui. Tout comme l’exemple de la confrontation entre les systèmes légaux de l’Occident et des Kapauku de Papouasie-Nouvelle Guinée, les lois et châtiments jouent un rôle majeur dans le remplacement d’une structure de pouvoir par une autre. Que ce soit dans le cadre de l’imposition du colonialisme et du capitalisme, les pratiques locales de justice sont anéanties pour être remplacées par un système de pouvoir national.

S’interroger sur la fonction du système punitif et pénal occidental dans l’avancée de la société capitaliste est primordial. Cela permettra dans un second temps de s’attarder sur les pratiques de l’infra-justice, c’est-à-dire les pratiques de justice qui ont lieu sous les radars du système judiciaire et pénal. Faire le parallèle entre un crime ou une infraction qui nous semble actuellement absurde (« avoir vendu son âme au diable » au Moyen-Âge) et l’arsenal législatif actuel permet de faire ressortir son aspect contingent et, surtout, partial.

La politique de l'infraction

En 2021, le nombre d’infractions possibles en France s’élève à douze mille. Les objets et contours des lois qui les désignent comme tels changent constamment en fonction du contexte politique et social. Didier Fassin donne l’exemple de la loi du 31 décembre 1970 réprimant en France les pratiques en rapport avec la toxicomanie. Entre 1970 et 2010, le nombre d’interpellations pour infraction à la législation sur les stupéfiants est multiplié par soixante, aboutissant à 160 000 chaque année et donnant lieu à 58 000 condamnations. À l’origine, cette loi est pensée pour contrer le trafic des « drogues dures » (héroïne, ecstasy, cocaïne, crack). Quarante ans plus tard, l’usage simple du cannabis correspond à 86% des interpellations : « Double inversion donc, du point de vue à la fois de la nocivité (de l’activité poursuivie du trafic à l’usage) et de la dangerosité du produit incriminé (de l’héroïne et de la cocaïne au cannabis) ». Il ajoute que « le paradoxe d’une répression qui s’attache ainsi à l’activité et au produit les moins dommageables à l’ordre public et à la santé publique [...] n’en est un qu’en apparence.

En visant massivement une pratique ordinaire - qui a dix-sept millions d’expérimentateurs, dont près d’un million et demi d’usagers réguliers -, les pouvoirs publics s’autorisent en même temps à cibler sa répression sur certaines catégories de la population, car on ne peut évidemment pas arrêter tous les consommateurs ». Dans ce cas, la loi est un outil pour étendre un contrôle sur les quartiers et milieux populaires, où les interpellations sont beaucoup plus nombreuses - bien qu’il soit prouvé que l’usage du cannabis est équivalent dans toutes les strates de la société, voire un peu supérieur dans les classes moyennes. Ces interpellations se font en majorité en flagrant délit, donnant lieu à des comparutions immédiates où les peines écopées sont généralement plus sévères que celles à délais différés. « Ainsi, depuis la rue où un individu a été trouvé en possession d’une petite quantité de haschich jusqu’à la maison d’arrêt où il entre vingt-quatre heures plus tard, chaque étape du processus pénal est influencée par des choix qui sélectionnent qui doit être puni ».

Le premier est jugé dans des tribunaux ordinaires (par exemple dans le cas de l’usage de stupéfiants) ; le second dans des juridictions spéciales, faisant l’objet de transactions et d’amendes atténuées (par exemple, Nicolas Sarkozy mis en examen pour corruption et détournement de fonds publics en 2018).

Cette idée que « les lois sont faites par des gens auxquels elles ne sont pas destinées, mais pour être appliquées à ceux qui ne les ont pas faites » se retrouve chez Foucault. Il date à l’époque du développement du capitalisme la division entre un « illégalisme de biens » et un « illégalisme de droits ». Avec une augmentation générale du niveau de vie aux XVIIIème, les inégalités se creusent entre les différentes classes sociales. L’illégalisme de biens - transfert de biens : vols, escroqueries - est plus accessible aux classes populaires ; celui des droits - arrangement avec la loi : évasion fiscale, fraude -, aux classes supérieures. Le premier est jugé dans des tribunaux ordinaires (par exemple dans le cas de l’usage de stupéfiants) ; le second dans des juridictions spéciales, faisant l’objet de transactions et d’amendes atténuées (par exemple, Nicolas Sarkozy mis en examen pour corruption et détournement de fonds publics en 2018). Autrement dit, la loi sert à différencier quels types d’infractions sont tolérés, et lesquels ne le sont pas, en fonction de la population qui en est à l’origine. À ce propos, Didier Fassin donne un exemple criant aux États-Unis : l’emprisonnement massif des populations les plus endettées – donc les plus pauvres – pour impayés, face à l’impunité totale des cinq banques responsables de la crise financière de 2008.

À l’ores de ces divers éléments, il devient clair que les lois protégeant supposément l’ensemble de la société, sont en réalité le bras armé d’une classe dominante. Elles sont prises dans une structure de pouvoir et servent à défendre les intérêts des plus privilégié·es. En ce sens, les sanctions déterminées par le code pénal constituent l’un des outils coercitifs les plus puissants de la société capitaliste, si tant est qu’elles soient mises en application par une entité détenant l’autorité et la force nécessaire. La multiplication des infractions et les peines qui en résultent sont donc un instrument majeur de domination dans le cadre d’une société traversée par des rapports de force structurels.

La loi du plus fort

Si on estime qu’il suffit d’avoir l’autorité et la force nécessaires pour utiliser la sanction comme moyen de pression, alors celle-ci peut être utilisée en dehors des cadres légalistes et judiciaires. On peut faire l’hypothèse que la punition est essentiellement le moyen d’asseoir sa domination sur autrui : « Au coeur de toute punition, le plaisir de tenir quelqu’un en son pouvoir, de montrer qui est le plus fort ». La sanction inscrit l’ordre du pouvoir au sein de la relation. Là où il y a possibilité de punition, il y a nécessairement un rapport de force entre son auteur·ice et sa cible. Par exemple dans les relations parent-enfant, être humain-animal. Ce rapport de force inter-individuel prend place dans une structure de pouvoir, relié à un contexte sociopolitique donné. Les jeux de domination inter-individuels renforcent et sont renforcés par ceux qui s’opèrent à un niveau social. Par justice punitive, on entend donc l’ensemble des pratiques utilisant l’usage de la force et de l’autorité pour réassigner une personne à sa place sociale. L’autorité peut reposer sur plusieurs fondements : sur une autorité légale (parents, policier·es) ou morale, sur la détention de capitaux financiers ou sociaux (un grand réseau de connaissances face à une personne isolée) etc. La justice punitive se nourrit des inégalités sociales et structurelles, qu’elle soit utilisée dans un cadre judiciaire, éducatif ou militant. Sa portée est vaste, tout comme ses retombées sur nos pratiques quotidiennes.

Références
◦ Brodeur, J.-P., Justice distributive et justice rétributive. Philosophiques, 1997, 24(1), 71–89.
◦ Foucault, Michel, Théories et institutions pénales. Cours au Collège de France 1971-1972, Paris, EHESS-Gallimard-Seuil, 2015.
◦ Foucault, M., Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975, p.57.
◦ Simmel, G., Philosophie de l’argent, trad. Sabine Cornille et Philippe Ivernel, Paris, PUF, 1987 [1907].
◦ Fassin, D. (2017), Punir, une passion contemporaine, Paris, Seuil, 2017, p. 72.
◦ Federici, S., Caliban et la sorcière, Genève, Entremonde, 2014[2004], trad. Automedia.
◦ Kellens, G., Punir. Pénologie et droit des sanctions pénales, Liège, Ed. juridiques de l’Université de Liège, 2000, p.7.
◦ Durkheim, E., De la division du travail social, Paris, PUF, 1996[1893].
◦ Baker, C. (2004), Pourquoi faudrait-il punir ? Sur l’abolition du système pénal, Paris, Tahin party, p.50.
ARTICLES ASSOCIÉS
Justice restaurative
Justice restaurative
La justice transformative
La justice transformative
Définitions : justice réparatrice, justice transformative, justice punitive
Définitions : justice réparatrice, justice transformative, justice punitive