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Justice restaurative

Étude, histoire et enjeux de la justice restaurative : du système anglo-saxon à son application française.

Mar 14, 2023
Justice restaurative

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La justice restaurative est un champ d’étude tentaculaire. Celle-ci est pratiquée depuis des milliers d’années dans de nombreuses zones géographiques et s’est développée aujourd’hui partout dans le monde. Les pratiques qu’on catégorise aujourd’hui comme relevant de la « justice restaurative » sont multiples et hétérogènes. Ce courant est particulièrement défendu par les criminologues et les fonctionnaires d’États. La criminologie offre une approche globale du fait criminel. Elle est traversée par différents champs de pensée : la psychiatrie, la neurologie, la psychologie, la sociologie ou encore la victimologie. On peut différencier d’un côté le courant dominant de la criminologie s’intéressant principalement au crime et aux criminel·les, mettant l’accent sur « le crime en tant qu’acte de délinquance délibérément commis ou alors comme produit d’altération pathologique » ; de l’autre, une criminologie critique, qui apparaît dans les années 1960 et qui vise à prendre en compte les rapports sociaux et structurels dans lequel le crime s’inscrit. C’est au sein de la criminologie critique qu’une branche s’intéresse, avec des théoriciens comme Hal Pepinsky, Richard Quinney ou encore John Braithwaite, aux manières de « rétablir la paix » après un crime. C’est également là que sont apparus des auteur·es comme Howard Zehr, portant un mouvement pour la justice restaurative.

C’est par ce biais que la justice restaurative a été importée en France. Les mesures restauratives peuvent être appliquées dans le cadre de communautés en dehors de toute procédure judiciaire, dans le cadre d’un parcours pénal ou encore dans des juridictions locales. Il ne s’agit pas ici d’en définir les contours car cela serait laborieux et pourrait faire – et a déjà fait – l’objet de nombreux travaux. Pour autant, il semble pertinent d’aborder les origines traditionnelles de certaines pratiques restauratives et d’en faire la comparaison avec la manière dont la justice restaurative est pratiquée en France. Cela donne beaucoup d’indices sur la manière dont la justice y est perçue et les conflits, appréhendés.

Dans un souci de synthèse, nous nous concentrons d'abord sur les pratiques restauratives dans le monde anglo-saxon (Australie, Nouvelle-Zélande, Etats-Unis et Canada) pour les comparer à celles qui ont lieu en France. Pour autant, ces pratiques sont présentes partout dans le monde, en Amérique latine, en Afrique, en Asie. Rappelons aussi qu’une comparaison stricte entre le contexte francophone et anglo-saxon est impossible au regard des spécificités des contextes socio-historiques dans lesquelles ces pratiques se déroulent. Le risque ici est d’avoir une approche eurocentrique des usages qui ont lieu de l’autre côté du globe et, à l'inverse, de ramener des enjeux et des manières de pensée inadéquates au cadre français. Il ne s’agit pas là d’en faire une analyse exhaustive mais d’en dresser un paysage mental afin d’appréhender les apports possibles de l’approche restaurative sur les pratiques hors système judiciaire.

I - La justice restaurative : origine, approche et définitions possibles

Ce qu’on appelle « justice restaurative » recoupe de nombreuses réalités. Celle-ci voit l’infraction comme une violation des personnes et des relations, ce qui crée une obligation de réparer les choses. La question principale est « comment ce préjudice peut-il être réparé ? ». On pourrait définir très largement la justice restaurative comme un ensemble de pratiques centrées sur l’échange et l’écoute des besoins de tou·tes les protagonistes d’un conflit ou fait de violence afin de retourner vers une situation d’apaisement. La justice restaurative est une justice qui se centre plus sur la guérison et la réintégration des individus que sur la punition et la sanction – même si certains programmes comprennent des moments de détermination d’une sanction. Une infraction a trois acteurs principaux : la personne victime, autrice et leurs communautés respectives. Les processus restauratifs impliquent tous au moins la personne victime et la personne autrice. Parfois, ces deux personnes sont mises en présence l’une de l’autre, et parfois, le travail auprès de chacune est fait en parallèle sans jamais se recouper. Le travail auprès de la communauté quant à lui varie dans sa forme et ses modalités. La communauté peut être entendue comme la cellule familiale, l’ensemble des proches ou encore des bénévoles recruté·es à l’occasion, représentant la société civile. Celle-ci peut être sollicitée ponctuellement, sur une réunion ou un accompagnement spécifique, ou être partie prenante de l’ensemble du processus.

La justice restaurative est profondément humaine, en tant qu’elle cherche à différencier une personne de ses actions. C’est l’acte qui est répréhensible, et non l’individu qui est derrière.

Les pratiques restauratives proposent une autre perception des relations humaines à l'œuvre dans une infraction. Celle-ci est vue comme blessant la personne victime mais aussi la personne qui en est à l’origine. De par son acte, cette dernière met de la distance entre sa communauté d’appartenance et elle ; entre la manière dont elle souhaiterait se percevoir et l’image d’elle-même que lui renvoie son acte. Lorsque la justice est pratiquée dans le cadre d’une communauté civile (en opposition avec le cadre pénal), le processus vise à réintégrer l’individu, qui s’en est auto-exclu·e par son acte. En théorie, le changement de paradigme entre le restauratif et le pénal est donc majeur. Le pénal perçoit la personne délictueuse comme un danger pour la société et agit donc en l’en faisant sortir par la prison. Le restauratif voit le conflit comme le symptôme d’un mal-être individuel et collectif qu’il faut pouvoir accompagner. L’infraction abîme la communauté, notamment parce qu’elle lui retire des membres et l’affaiblit. Il s’agit donc de rétablir la discussion et de poser un cadre pour que la personne délictueuse puisse comprendre ce qu’elle a fait et les répercussions de ses actes. La justice restaurative est profondément humaine, en tant qu’elle cherche à différencier une personne de ses actions. C’est l’acte qui est répréhensible, et non l’individu qui est derrière. Celui-ci ne saurait être condamné dans son ensemble parce qu’il a agi de telle manière à tel moment donné. En dehors de son acte, il est aussi bien d’autres choses.

La justice restaurative porte donc une vision non excluante : un espace de parole peut être ouvert aussi bien aux personnes victimes d’un préjudice qu’à celles qui en ont commis. Une personne peut être victime mais avoir beaucoup de pouvoir sur sa situation par la reconquête de la parole à travers le processus restauratif. Une personne autrice peut avoir causé un tort et aussi mériter le respect et l’écoute. C’est parce qu’elle laisse un lieu pour la pluralité de paroles et identités que la justice restaurative a autant de puissance pour faire revenir l’harmonie. Si dans l’idée, on trouve de nombreux points communs entre les écoles de justice restaurative, il en va différemment dans la mise en pratique.

II - Origines de la justice restaurative institutionnelle

La « justice restaurative »  est un ensemble de pratiques disparates dont les origines sont souvent situées dans des communautés autochtones au Canada, aux États-Unis, en Nouvelle-Zélande, Australie – principalement des pays anglo-saxons. Il est courant de parler d’une « redécouverte de la justice restaurative » pour désigner l’apparition des outils restauratifs au sein de la justice étatique dans les années 1970, notamment au Canada et aux États-Unis. Il est impossible d’aborder le sujet de la justice restaurative telle qu’on l’entend aujourd’hui sans mentionner le contexte historique et politique dans lequel celle-ci a été façonnée. En effet, les pratiques restauratives telles qu’elles ont été pratiquées pendant plusieurs centaines d’années au sein de communautés autochtones, n’existent plus aujourd’hui. Entre le XVIIe et le XIXe siècle, la colonisation a décimé les cultures traditionnelles en matière de justice et de spiritualité. Beaucoup d'entre elles ont été perdues et peinent à être rétablies par les nouvelles générations. Détruire les juridictions locales, les conseils communautaires et les relations d'entraide a été un puissant levier de contrôle sur les populations colonisées. Instaurer une justice institutionnelle nationale ou fédérale, se fondant sur un ensemble de lois tirées du droit romano-germanique et des common laws – c’est-à-dire le droit des colonisateurs – est l’un des outils de l’arsenal colonial.

« Pendant si longtemps, on a enseigné aux gens que les anciennes coutumes étaient mauvaises – des coutumes du diable. [...] Les gens ont subi un lavage de cerveau et cela doit disparaître. »

C’est ce que souligne Flies-Away, membre inscrit de la nation Hualapai, située sur la rive sud du Grand Canyon aux États-Unis. Consultant en développement communautaire et national spécialisé dans le développement du système judiciaire, Flies-Away est maintenant juge visiteur à la Cour d'appel et de première instance de la communauté indienne de Gila River, dans le centre de l'Arizona. Il note : « Pendant si longtemps, on a enseigné aux gens que les anciennes coutumes étaient mauvaises – des coutumes du diable. [...] Les gens ont subi un lavage de cerveau et cela doit disparaître ». La justice restaurative contemporaine prend donc place dans un contexte post-colonial et capitaliste dont il faut pouvoir tirer les conséquences sur les pratiques institutionnelles actuelles. Après avoir travaillé à diaboliser les pratiques communautaires et traditionnelles dans le cadre de la colonisation, celles-ci font depuis les années 70 l’objet d’une glorification par l’institution pénale. La critique du processus de réappropriation des techniques de justice restaurative qui se cache sous le terme de « redécouverte » a été bien élaborée par la littérature existante, notamment dans le cadre des Indigenous Studies. L'appropriation d'éléments du mode de vie indigène par les fonctionnaires de l'État et les criminologues dans le but d'indigéniser les produits de lutte contre la criminalité a été largement documentée par des chercheur·ses autochtones et non-autochtones comme Paul Havemann, Juan M. Tauri ou encore Wenona Victor.

Par exemple, l’aspect spirituel, présent dans toutes les pratiques restauratives autochtones par le biais de rituels et de prières spécifiques, est complètement absent de la justice institutionnelle.

Cette « redécouverte » a pris place dans un contexte d'essoufflement du système pénal. En premier lieu, les pratiques restauratives étatiques semblent être nées pour répondre à une difficulté grandissante de maîtriser et contrôler la délinquance juvénile autochtone. Très rapidement, celles-ci sont ensuite perçues pour l’attrait économique et politique qu’elles représentent. Tout d’abord, la justice restaurative étatique fournit la preuve de la capacité du système à se sensibiliser aux cultures minoritaires (et à les absorber), renforçant ainsi son pouvoir d’influence. Juan M. Tauri - docteur en criminologie et en sociologie – dont les publications portent sur les peuples indigènes et leurs interactions au sein des systèmes coloniaux – note que ce processus d’absorption suit « une stratégie ayant une longue histoire dans le contexte colonial, à savoir l'utilisation d'éléments de la pratique culturelle [autochtone] par le biais d'un processus d'indigénisation pour donner l'apparence d'une sensibilité culturelle ». L’incorporation des pratiques restauratives par les institutions capitalistes (les États et leurs systèmes juridictionnels) les façonne et les homogénéise, effaçant toutes spécificités culturelles. Par exemple, l’aspect spirituel, présent dans toutes les pratiques restauratives autochtones par le biais de rituels et de prières spécifiques, est complètement absent de la justice institutionnelle. Cela s’explique par le fait que le rejet de la spiritualité est un élément fondateur du capitalisme occidental mais aussi par l’éviction systématique des aspects perçus comme non fructueux en termes de rentabilité. En outre, le fait de parcelliser et de séparer les éléments d’un même continuum de pratiques est l’un des principaux mécanismes du colonialisme et du capitalisme : se réapproprier l’utile et jeter le reste.

Tous ces éléments rendent possible leur mise en vente sur le marché mondial en tant que produit de contrôle de la criminalité. La preuve en est : ces dernières années ont donné lieu à une explosion des activités liées à la justice restaurative en Amérique du Nord, en Europe occidentale et, plus récemment, dans certaines régions d'Asie et d'Amérique du Sud. « Il est indéniable que la Justice restaurative est désormais une industrie à part entière qui joue un rôle de plus en plus important sur le marché mondialisé de la lutte contre la criminalité. Par exemple, Miers écrit que "d'un point de vue global, les observateurs avertis estiment qu'en 2000, il existait quelque 1 300 programmes de justice restaurative dans 20 pays, destinés aux jeunes délinquants” ». En France, ces mesures s’élèvent en 2019 au nombre de 70.

On observe donc ici un double mouvement. D’une part, le système capitaliste extrait les pratiques restauratives de leur milieu socio-culturel pour en faire des produits exportables et monnayables à une échelle mondiale ; d’autre part, il les enrobe dans un mythe fondateur reposant sur des pratiques ancestrales et traditionnelles afin de lui faire gagner une plus-value exotisante. Dans tous les cas, il semble évident que le fait de déplacer des pratiques qui ont lieu à un niveau communautaire vers une mise en place nationalisée voire mondialisée les sape de toute leur essence. Il s’agit donc de noter que les mises en œuvre de la justice restaurative par les systèmes étatiques n’ont plus rien à voir avec des pratiques ancestrales. Il serait laborieux de faire ici une généalogie mondiale de l’incorporation des pratiques restauratives au sein du système étatique. On doit toutefois garder en tête la réappropriation culturelle dont la justice restaurative est le produit lorsque l’on traite des pratiques restauratives actuelles. Comme le note Juan M. Tauri : « L'appropriation des mondes de vie autochtones se fait de nombreuses manières, parfois par un "vol" flagrant et sans honte d'artefacts autochtones, comme lorsque des équipes sportives utilisent des noms et des symboles autochtones (voir les récents débats concernant les Washington Redskins, notamment dans le Huffington Post), et parfois par des tours de passe-passe, comme dans le cas de l'État néo-zélandais, d'universitaires non autochtones et, finalement, de sociétés de justice réparatrice qui commercialisent le processus de Family Group Conferencing ». Cet aspect est loin d’être reconnu par l'ensemble des criminologues et défenseur·ses de la justice restaurative non autochtones. Les mentions de ces critiques par ces dernier·es sont souvent superficielles et ne visent que rarement à remettre en cause la structure restaurative étatique et occidentale dans son ensemble.

Exemple du conseil Mohawk d'Akwesasne

Pour autant, il ne s’agit pas d’abandonner la justice restaurative et d’être catégorique concernant ces méthodes d’intervention. A un niveau institutionnel, il faut pouvoir différencier les programmes de justice restaurative créés et portés par des fonctionnaires de l’Etat et criminologues non-autochtones et ceux créés par les professionnel·les autochtones ayant une expertise et un vécu spécifique de ces pratiques. Par exemple, le conseil mohawk d'Akwesasne a instauré ce qui est considéré comme étant le premier système de justice autochtone au Canada qui se distingue du cadre fédéral. Le service de justice de la nation mohawk d'Akwesasne a élaboré un programme complet de justice communautaire, comprenant le conseil de Neh-Kanikonriio (le bon esprit), fondé sur les principes et la culture traditionnels. Ce conseil se compose des personnes victimes et autrices, mais aussi de membres de la communauté, de professionnel·les ressources (conseiller·es en matière de toxicologie, travailleur·ses sociaux·ales et de services à l’enfance …). Ce conseil porte une audience pour amener à un accord commun concernant l’infracteur·ice. Voici son déroulement, présenté par Louise Thompson, coordinatrice de la justice pour le Conseil mohawk d'Akwesasne et responsable de l'administration du Programme de développement législatif d'Akwesasne :

« La première chose que les délinquant·es doivent faire lors d'une audience est de donner du respect à la Terre Mère. [...]. Souvent, les personnes impliquées dans des activités criminelles ont totalement négligé cette responsabilité. Nous ramenons ces personnes à la réalité et à la terre, nous leur faisons réaliser que la vie a tellement plus de sens que d'avoir de l'argent pour acheter des voitures et des vêtements. Nous devons savoir qu'il y a quelqu'un·e de spirituel au-dessus de vous. L'étape suivante d'une audience consiste à expliquer pourquoi la personne a été amenée devant le panel, de manière respectueuse, en souhaitant la bienvenue à cette personne. Ensuite, chacun·e raconte les circonstances de ce qui s'est passé, et il est demandé à chaque personne de recommander la meilleure façon de rétablir l'équilibre et l'harmonie de la situation. Un·e facilitateur·ice - un·e membre rémunéré·e du personnel du programme de justice qui coordonne l'audience et organise le cercle - prend des notes ; les membres du conseil préparent le document d'un accord et tout le monde le signe ».

C’est une approche holistique du fait délictueux qui est développée au sein de la communauté. Les établissements de santé et de services sociaux d'Akwesasne répondent aux besoins physiques, émotionnels et sociaux de la communauté et offrent des services d'aide sociale et de lutte contre la drogue et l'alcoolisme aux adultes et aux jeunes, y compris une résidence pour les jeunes qui rencontrent des difficultés à la maison. Cela signifie que les personnes qui commettent des infractions ont l’opportunité de trouver les ressources nécessaires pour éviter de récidiver. Ce programme est institutionnel, c’est-à-dire qu’il prend place au sein d’un système de justice relié à une juridiction étatique. Pour autant, il est pleinement adapté aux problématiques du terrain et a été pensé par des membres de la communauté touchée. Cela vient prendre le contrepied des lois imposées dans le cadre de la colonisation. Louise Thompson note : « La Loi sur les Indiens nous a été imposée en 1898 au Canada, et elle comportait toutes ces règles et politiques sur la façon de se comporter. Mais nous, nous n'imposons pas les choses aux gens. Notre coutume est de demander aux gens ce qu'ils veulent faire - pour arriver à un accord collectif communautaire ». En 1991, le département de la justice d'Akwesasne s’est tourné vers la communauté en lui posant les questions suivantes : « Qui devrait s'occuper des crimes ? Pensez-vous que ce sont les tribunaux extérieurs qui devraient s'en charger ou devrions-nous le faire en interne ? ». Les résultats de l'enquête ont été utilisés par le département de justice afin de mettre en place une administration qui s'occupe elle-même des infractions, avec ses propres lois, son propre mécanisme de résolution des conflits et ses propres processus d'application et de réhabilitation.

Institutionnaliser des programmes de justice restaurative permet d’avoir les ressources suffisantes pour les mener à bien. Cela permet aussi de mettre en place une chaîne complète, pérenne et subventionnée de prise en charge, avec des professionnel·les, des centres d’accueil, des soins. Il faut aussi souligner que certaines mesures de justice restaurative, bien que partielles et mises en place par des appareils étatiques, sont des ressources essentielles pour des personnes en souffrance, que celles-ci soient victimes ou auteur·ices d’infraction. Dans le contexte anglo-saxon, des mesures restauratives sont par exemple mises en place par la police et on ne peut que saluer ces initiatives qui limitent les dégâts opérés par les forces de l’ordre, notamment dans le cas de dépôts de plainte pour violences sexistes et sexuelles.

III - Justice et pratiques restauratives en France

En France, on peut distinguer plusieurs courants se revendiquant de la justice restaurative. Il est important de noter que les processus de justice restaurative y sont très récents. À notre connaissance, il n’existe pas encore d’études analysant les différentes approches restauratives françaises. Ceci est une ébauche fondée sur nos propres expériences, à cheval entre pratiques institutionnelles et pratiques non institutionnelles. Parfois désignées sous le terme de « justice restaurative », parfois sous les termes « réparatrice » ou « restauratrice », ces notions ne recoupent pas les mêmes réalités. On les retrouve dans le domaine universitaire et institutionnel, militant, du développement personnel, social etc.  Par leur développement plus abouti, deux courants principaux se distinguent : le courant de la justice restaurative dans le cadre institutionnel, et celui dans un cadre non institutionnel.

Mesures et état de la justice restaurative au sein de l’institution pénale

La justice restaurative telle qu’elle est pratiquée en France est un produit importé du monde anglo-saxon et s’inspire largement des outils utilisés au sein de ces institutions judiciaires et pénales. Si elle est présente ailleurs dans le monde francophone, en Belgique ou au Luxembourg, elle n’apparaît dans le contexte français qu’en 2010 lors d’une première expérimentation à la Maison centrale de Poissy. La justice restaurative a été portée en France par le courant de la criminologie et par celui de la victimologie, qui en est l’une de ses branches. Les approches sont profondément divergentes avec celles du droit pénal. Celui-ci concerne l’étude et la mise en pratique du code pénal. La criminologie quant à elle propose une approche englobante du fait criminel. En France, ce domaine universitaire en est encore à ses balbutiements, notamment à cause de la réticence universitaire et pénale à son encontre. La victimologie est quant à elle un champ créé par les mouvements féministes, notamment états-uniens, qui s'occupe de la victime directe du crime et qui désigne l'ensemble des connaissances biologiques, psychologiques, sociologiques et criminologiques concernant cette victime. La justice restaurative approche les personnes autrices et victimes de manière sensible, en appréhendant leurs enjeux et besoins propres. Cette combinaison particulière entraîne une approche portée par des professionnel·les venant de divers horizons : des psychologues, des magistrats, des associations d’aide aux victimes, des agent·es d’insertion etc.

La justice restaurative s’inscrit donc dans la loi française en 2014. Toute personne autrice ou victime d’une infraction pénale peut avoir recours, après le déclenchement de l’action publique (par exemple, un dépôt de plainte), à une mesure de justice restaurative. Ce courant de la justice restaurative n’est donc pas abolitionniste et ne remet pas en cause le système pénal, au contraire. Il existe plusieurs organismes de justice restaurative intervenant dans les prisons en France, dont le principal est l'Institut Français pour la Justice Restaurative (IFJR). Chacun a des approches spécifiques et nous nous concentrerons ici sur celle de l’IFJR. Tels qu’ils sont pensés par celui-ci, les outils de justice restaurative ne peuvent pour l’instant être mis en place en dehors d’une procédure pénale. Ils viennent en complémentarité de cette dernière. Ils peuvent être mis en place à n’importe quel moment dans la procédure : avant, pendant et jusqu’à plusieurs années après le procès. Parce que l’objectif et l’objet de la justice restaurative ne sont pas les mêmes que ceux de la justice pénale, les deux peuvent fonctionner parallèlement. La justice pénale vise à déterminer une peine, en se basant sur les faits et la responsabilité de l’infracteur·ice.

La justice restaurative française vise à créer un espace d’échange et de parole sur les répercussions ressenties d’une infraction. Sa fonction principale est de réintégrer les personnes autrices et victimes d’une infraction. Réintégrer les personnes victimes en leur donnant l’espace nécessaire pour parler de leur vécu, faire du lien avec d’autres personnes qui partagent leur expérience et qui les comprennent. Réintégrer les personnes autrices en les accompagnant dans la reconquête d’une estime de soi, dans un retour vers leur famille ou une activité professionnelle.

Chaque mesure de justice restaurative est encadrée afin de garantir la sécurité psychologique et physique des participant·es. Plusieurs conditions doivent être rassemblées pour ce faire :

  • Elle ne peut intervenir qu’après une reconnaissance des faits (partielle ou complète) ;
  • Tou·tes les participant·es doivent être parfaitement informées sur le dispositif ;
  • Les personnes doivent être parfaitement consentantes, tout au long du processus. Il y a la possibilité d’en sortir dès qu’elles le souhaitent ;
  • Le processus est confidentiel ;
  • Le personnel accompagnant est spécialement formé.

Voici les cinq mesures de justice restaurative mises en place par l’IFJR :

  • Les rencontres détenus-victimes : deux médiateur·ices et deux bénévoles formé·es animent cinq rencontres entre quatre détenu·es et quatre personnes victimes. Ces personnes ne sont pas concerné·es par les mêmes affaires pénales mais ont vécu des affaires similaires. Par exemple, la rencontre de Poissy en 2010 rassemble des personnes autrices et victimes ou proches de victimes de vol aggravé et d’homicide.
  • La médiation restaurative : deux médiateur·ices mènent un échange (rencontre de visu ou par lettre, vidéo) entre une personne autrice et une personne victime de la même infraction pénale. Cette rencontre a lieu après plusieurs mois de préparation en amont, où les médiateur·ices travaillent avec chacun·e des deux participant·es séparément afin d’en garantir la sécurité.
  • La conférence restaurative : un couple de médiateur·ices mène une rencontre entre la personne autrice et la personne victime d’une même infraction, en présence des proches et personnes de confiance. Celle-ci vise à interroger les manières dont l’entourage peut soutenir les personnes directement concernées par l’infraction.
  • Le cercle restauratif judiciaire : cette mesure est proposée quand une affaire est classée sans suite, qu’il y a un non lieu, une relaxe ou un acquittement. Elle consiste en une rencontre entre la personne victime et autrice, leurs proches et les membres de leur communauté afin d’amener les participant·es à s’interroger sur les modalités de la réparation des dommages causés à toutes les parties.
  • Le cercle de soutien et de responsabilité (CSR) ou cercle d’accompagnement et de ressources (CAR) : les Cercles de Soutien et de Responsabilité (CSR) ont été pensés pour les personnes ayant commis des infractions à caractère sexuel et se déroulent après leur sortie de prison. Les Cercles d’Accompagnement et de Ressources (CAR) concernent les personnes ayant commis des infractions de toute autre nature que sexuelle : meutre, vol etc. L’objectif est de les accompagner vers la reconquête de leur autonomie personnelle et sociale en présence de trois ou quatre personnes bénévoles et d’un·e coordonnateur·rice.

L’approche centrée non sur la peine mais sur les besoins des personnes lésées est, dans un sens, révolutionnaire pour le système pénal :  « Les délits ne sont plus considérés uniquement comme des transgressions de la loi faisant l’objet de sanctions légales imposées par l’autorité publique mais plutôt comme des conflits dont les répercussions personnelles doivent être réparées en prenant en considération les besoins et les intérêts des personnes concernées. La priorité n’est pas de punir, d’infliger un traitement afflictif, mais de remédier aux dommages subis par les victimes, de les aider à surmonter leur vulnérabilité, de reconstituer le lien social, en bref, de rétablir tout ce que le délit est venu altérer ». Comme le souligne le philosophe Christophe Béal, la justice restaurative est donc là pour apaiser et réparer une situation abîmée. Elle est centrée sur les individus impliqués dans une infraction ; plus spécifiquement sur les personnes autrice et victime et un peu plus largement, sur les proches de ces personnes.

Les résultats de la justice restaurative institutionnelle

Toutes les mesures de justice restaurative font l’objet d’une évaluation par les participant·es. Grâce à cela, il est démontré que les mesures de justice restaurative ont des bienfaits majeurs. Voici quelques chiffres issus de l’Institut Français pour la Justice Restaurative (IFJR) :

  • Les rencontres détenus-victimes permettent aux personnes victimes de mieux comprendre le passage à l’acte (31%) et aux personnes autrices, une meilleure compréhension de la victime (78%) et la prise de conscience des torts causés (78%) ;
  • La médiation restaurative abaisse d’environ 30% le risque de récidive pour les participant·es par rapport aux non participant·es ;
  • Le cercle de soutien et de responsabilité abaisse de 70% à 83% le taux de récidive sexuelle par rapport à celui des non participant·es.

Par la création d’un lieu d’échange et d’écoute, la justice restaurative propose un espace auquel les personnes victimes et autrices n’ont jamais eu accès. La procédure pénale ne permet pas de faire valoir son point de vue ou sa version des faits. Au contraire, elle dépossède les protagonistes de leur récit en triant les informations juridiquement et légalement pertinentes et celles qu’il faut taire. L’abolitionniste et criminologue Nils Christie parle de ces « tristes moments de vérité durant lesquels nos avocat·es nous disent que nos meilleurs arguments dans notre conflit avec notre voisin·e n’ont absolument aucune valeur légale et que, par pitié, il vaudrait mieux nous taire pendant l’audience ». Les différentes mesures permettent à tous·tes les participant·es de parler librement de leur vécu et de leur questionnement étant donné qu’elles sont confidentielles et qu’elles n’ont pas d’incidence sur le parcours pénal. Les évaluations montrent donc l’impact positif sur les participant·es qui se sentent en grande majorité plus apaisé·es, reconnu·es et en sécurité après les sessions.

« Associer une tentative de reprise de contrôle sur ses émotions à du pardon est une erreur. Plus encore : il s’agit là d’une contre-vérité ou d’un quiproquo qui peut s’avérer dramatique, puisqu’il a été démontré par Murphy (2003) qu’associer les sentiments des personnes victimes à de la « réconciliation » ou du « pardon » peut induire chez elles le sentiment d’être jugées : elles donnent à penser que les sentiments de colère ou de rage exprimés par les victimes doivent disparaître au plus tôt et qu’ils sont inadmissibles. »

Celles-ci semblent notamment entraîner un développement de l’empathie, de la responsabilisation face à ses actes et une réparation de l’honneur. Pour autant, la justice restaurative n’est pas miraculeuse et ne saurait répondre à toutes les attentes des personnes concernées. Ses acteur·ices soulignent que l’objectif ne peut être d’obtenir ou de donner un pardon : « Associer une tentative de reprise de contrôle sur ses émotions à du pardon est une erreur. Plus encore : il s’agit là d’une contre-vérité ou d’un quiproquo qui peut s’avérer dramatique, puisqu’il a été démontré par Murphy (2003) qu’associer les sentiments des personnes victimes à de la « réconciliation » ou du « pardon » peut induire chez elles le sentiment d’être jugées : elles donnent à penser que les sentiments de colère ou de rage exprimés par les victimes doivent disparaître au plus tôt et qu’ils sont inadmissibles ». Il en va de même pour la responsabilisation de la personne autrice : celle-ci ne peut être l’objet de la mesure. Cela reviendrait à calquer une échelle de jugement sur ce qui serait « bien » pour la personne autrice, ce qui serait contraire au cœur même de la justice restaurative. Les animateur·ices sont présent·es pour accompagner mais non pour guider. La responsabilisation est en revanche souvent l’un des effets secondaires par la création d’un espace de parole. Il s’agit donc de bien délimiter les objectifs et le cadre dans lesquelles se déroulent les mesures de justice restaurative pour respecter leur principale limite : ne pas revictimiser les participant·es.

Les limites de la justice restaurative institutionnelle en France

Bien que ces mesures prennent place dans le cadre de la loi et soient compatibles avec les procédures pénales, les acteur·ices du droit pénal sont encore réticent·es à leur égard. La justice restaurative se butte à des a-priori bien ancrés. Pour certain·es professionnel·les, il peut paraître invraisemblable voire inconscient de mettre une personne autrice face à une personne victime d’une infraction. Bien qu’il soit inscrit dans la loi que chaque personne, prévenu·e ou victime, doit être informée de son droit d’accès à une mesure de justice restaurative, c’est encore loin d’être le cas. Il y a aujourd’hui une baisse de participation aux mesures de justice restaurative, aussi bien du côté des personnes autrices que victimes. Cela est notamment dû au fait que les professionnel·les censé·es informer leur public sur l’existence de ces programmes ne le font pas. Le manque de transmission enraille l’appareil restauratif et en restreint l’accès. Cela est dû au fait que la justice restaurative est souvent méconnue de la part des professionnel·les du droit. Celle-ci se confronte quotidiennement à l’inertie du système pénal et de ses acteur·ices, a priori fermé·es aux initiatives nouvelles. On peut alors légitimement se demander pourquoi la justice restaurative telle que pensée par l’IFJR s’applique dans l’unique cadre institutionnel. Cela entraîne visiblement de nombreuses limitations, la principale étant la condition d’une action publique engagée. Cela signifie qu’une personne ne peut pas avoir accès à l’aide de l’IFJR s’il n’y pas eu dépôt de plainte. Autrement dit, cette disposition coupe l’accès de nombreuses personnes à la justice restaurative (victime et auteur·ices), notamment celles qui ne souhaitent pas passer par la police ou l’institution pénale. La seconde limitation est de dépendre du bon vouloir des professionnel·les du droit mais aussi du gouvernement en place. L’IFJR dépend grandement des financements du Ministère de la justice et des directions régionales de l’administration pénitentiaire, ce qui implique d’être à la merci des orientations politiques des différents quinquennats. Le chemin parcouru peut par exemple être altéré par une baisse du budget d’une élection à l’autre. Si l’IFJR est bien installé en France et propose un travail novateur en matière de justice restaurative, son implantation nationale est sans cesse menacée.

C’est grâce à l’attention portée au processus par la communauté que les personnes victimes se sentent entendues, respectées et qu’elles peuvent se projeter à nouveau au sein du collectif.

Une autre limite de la justice restaurative française tient dans la perception et le recours utilitariste à la figure de la communauté. Celle-ci semble y être vue comme un substitut matériel (par exemple, un soutien émotionnel ponctuel et limité ; un·e accompagnant·e pour apprendre à utiliser les transports en commun) là où les moyens manquent pour avoir recours à des professionnel·les rémunéré·es. Il s’agit ici d’un certain point d’aveuglement qui vient recouper un contexte bien français. Telle qu’elle a été pensée dans les processus restauratifs autochtones, la communauté est pourtant centrale. Elle est partie prenante, elle prend des décisions et apporte son expertise sur la situation. C’est grâce à sa présence qu’il y a une certaine garantie que les mesures prises à l’égard de l’infracteur·ice seront bien appliquées. C’est grâce à l’attention portée au processus par la communauté que les personnes victimes se sentent entendues, respectées et qu’elles peuvent se projeter à nouveau au sein du collectif. Et enfin, c’est parce que des proches et des connaissances se déplacent et s’investissent dans le programme que la personne autrice se sent accompagnée et voit qu’on lui donne une seconde chance. Il est intéressant de comparer cette place à celle qu’on lui offre au sein des mesures restauratives françaises. Dans plusieurs d’entre elles apparaissent les rôles de « membres de la communauté » dont l’objectif est d’accompagner les participant·es. Ce sont des bénévoles formé·es qui prennent part aux rencontres détenu·es-victimes afin d’apporter une présence rassurante (au nombre de deux dans chaque programme). Le cercle restauratif prévoit quant à lui la participation des « proches et personnes de confiance ». Que ce soit les deux « membres de la communauté » ou les proches, on peut concevoir que la communauté telle qu’elle est entendue au sein des pratiques restauratives autochtones et la manière dont on la rejoue ici en France n’ont plus rien à voir. Cela dit beaucoup du contexte français et de l’incapacité à penser à un niveau communautaire. Il suffit d’observer les levées de bouclier criant au communautarisme dès lors qu’on prononce le mot « communauté ». Celle-ci est présentée depuis des dizaines d’années comme une menace permanente à l’État-nation. Cette critique reprise par nombre de politicien·nes est principalement utilisée pour critiquer les espaces en non mixité (voir le débat autour de la non mixité du Festival Nyansapo par le collectif afro-féministe Mwasi à Paris en 2017) et les luttes portées par les personnes concernées. La justice restaurative française est en butte avec les peurs sociales liées au contexte politique réactionnaire justement parce qu’elle est mise en place au sein du système étatique et qu’elle en dépend politiquement et financièrement. Ses mesures s’arrêtent donc à mi-chemin, manquant ainsi l’atout principal qu’est la communauté et nous laissant sur notre faim dans sa capacité de remise en question politique et sociale.

Enfin, la principale critique qu’on peut formuler à l’égard de la justice restaurative se retrouve dans son aveuglement vis-à-vis des dynamiques de pouvoir et des rapports de force dans lequel elle prend place. Tout d’abord, l’un des points centraux des mesures restauratives est d’être fondé uniquement sur la base du volontariat et de ne pas avoir d’effets secondaires sur les parcours de peine (par exemple, une réduction de peine). On peut toutefois légitimement interroger ce fondement. En effet, toute exécution de peine (en milieu fermé et ouvert) est accompagnée d’une évaluation par les professionnel·les pénitentiaires, établie à partir du récit de soi des prisonnier·es, de leur participation aux activités ou encore de leur comportement avec leurs co-détenu·es. Le fait de prendre part à un processus restauratif est nécessairement relevé par l’institution pénitentiaire et noté dans un dossier, ce qui pose la question de l’intérêt des condamné·es à y participer. En ce sens, comment garantir que les mesures de justice restaurative ne constituent pas une pression supplémentaire pour les personnes condamnées à aller dans le sens souhaité par l’administration ?

Cet aspect coercitif est un facteur à risque dans l’équilibre et l’efficience des mesures restauratives, ce qui ne semble actuellement pas être explicités ni analysés par les acteur·ices de la justice restaurative. Il s’agirait alors d’avoir un regard réflexif sur les dynamiques de pouvoir qui traversent les parties prenantes de ces processus. En outre, cet aveuglement est renforcé par l’essence même de la justice restaurative, qui se centre sur un mouvement de restauration : il s’agit de revenir à la situation initiale d’apaisement. Cela signifie retourner à des conditions fondamentalement inégales, qui constituent des sources de souffrance pour beaucoup. Adrienne Maree Brown le pose en ces termes : « Si l’inégalité produite par le système racialisé et capitaliste est telle que quelqu'un vole un sac à main par faim pour se procurer un repas, rendre le sac à main en s'excusant ou en effectuant des travaux d'intérêt général ne résout en rien cette faim ». C’est pourquoi la justice restaurative peut être perçue comme une demi-mesure (bien qu’elle constitue déjà en tant que telle une révolution dans le système pénal français) et un pansement sur une plaie ouverte.

IV - Les pratiques restauratives non institutionnelles

Ce passage sur les pratiques restauratives non institutionnelles porte sur celles que nous avons rencontrées au fil de notre parcours. Il existe tout un pan de pratiques restauratives auquel nous n’avons pas accès pour diverses raisons et il ne s’agit pas ici d’en dresser un paysage exhaustif. Nous abordons ici un type spécifique de pratiques restauratives qui, d’après nous, est représentatif de la manière dont le contexte français s’empare de ces outils : l’importation en France des cercles et systèmes restauratifs mis en place par Dominic Barter dans les années 90. Dominic Barter est un anglais, vivant au Brésil, qui a développé l’outil du cercle restauratif dans des favelas de Rio de Janero, là où la répression policière sévit avec beaucoup de dureté et où des formes d’auto-justice préventives et régulatoires sont quotidiennes. Dominic Barter porte une vision systémique des rapports de force qui s’opère au sein de la société et tente de les inclure dans ses pratiques restauratives. Les cercles restauratifs ont été utilisés aussi bien dans des cas de meurtre que dans des cas de vol ou de violences conjugales. Cela consiste en la création d’un espace de parole, où les personnes autrices d’un préjudice, les personnes victimes et communautés d’appartenance vont pouvoir échanger dans un cadre garanti par un·e intervenant·e extérieur·e.

Par exemple, la colère y est représentée comme un sentiment négatif, qui va « alimenter une communication où jugements et critiques vont tenir une grande place, mettant en danger la relation ». La colère en tant que sentiment légitime face à un rapport individuel et structurel déséquilibré est un impensé.

Il est intéressant d’analyser la manière dont la vision de Dominic Barter a été importée en France. Celle-ci est symptomatique de l’incapacité française à appréhender de manière systémique les rapports de pouvoir interpersonnels. La manière dont se transmet l’outil du cercle restauratif y est essentiellement porté par le mouvement de la communication non violente (CNV). La communication non violente est une méthode de communication formalisée par Marshall B. Rosenberg dans les années 1970. Selon son auteur, ce sont « le langage et les interactions qui renforcent notre aptitude à donner avec bienveillance et à inspirer aux autres le désir d'en faire autant ». L'empathie est donc au cœur de la communication non violence. Bien que cela constitue un outil intéressant, la communication non violente porte une vision très individualiste et néolibérale des rapports interpersonnels, où il ne tiendrait qu’à chacun·e de développer une communication équilibrée et saine. La communication non violente française échoue pour le moment à intégrer les rapport de force et dynamiques de domination dans son système communicationnel, bien que cela ait fait l’objet de timides tentatives. Par exemple, la colère y est représentée comme un sentiment négatif, qui va « alimenter une communication où jugements et critiques vont tenir une grande place, mettant en danger la relation ». La colère en tant que sentiment légitime face à un rapport individuel et structurel déséquilibré est un impensé. Bien qu’il n’y ait pas d’étude démontrant ce point, on peut faire l’hypothèse que les adeptes français·es de la CNV sont en majorité des personnes privilégiées, cishétérosexuelles, de classe moyenne et blanches (c’est en tout cas ce qu’il ressort des diverses formations auxquelles nous avons assisté). Étant donné que ce sont principalement les communautés CNV qui portent l’outil du cercle restauratif en France, il n’est donc pas étonnant que celui-ci se retrouve en quelque sorte « dépolitisé » pour devenir un outil de développement personnel. Les mouvements CNV en France n'intègrent voire ne reconnaissent pas la dimension systémique des oppressions et rapports de pouvoir.

À l’origine, les communautés qui développent cet outil sont composées des personnes qui n’ont pas le choix de faire appel à la police pour régler les différends internes. Parce qu’elles sont pauvres, racisées, migrantes ou encore queer, elles savent qu’avoir recours à une police raciste et classiste signifie se mettre en grand danger et s’exposer à de nouvelles violences. Son implantation française est au contraire animée par des populations privilégiées, ce qui entraîne un impensé total des rapports de domination qui pourraient se jouer au sein des systèmes restauratifs. Lors d’une des formations auxquelles nous avons assisté, il est donné l’exemple d’un cercle restauratif au sein d’une entreprise où il y aurait des tensions entre les ouvrier·es et le patron. C’est un espace de parole présenté comme libre, où les rapports de force extérieur sont en quelque sorte « neutralisés » par la présence d’une personne tiers formée. Lorsque nous objectons que le rapport déséquilibré ouvrier·e-patron peut inhiber la parole voire mettre en danger celles et ceux qui souhaiteraient d’exprimer « librement » au sein du cercle - en risquant par exemple de se faire licencier après coup, les formateur·ices bottent en touche. Il en va de même lorsqu’on aborde les rapports de race, classe et genre. Le problème reste entier : comment ne pas faire reposer sur les personnes les moins privilégiées le fait d’amener au groupe les injustices qu’elles subissent et leurs répercussions ? Il ne suffit pas de proclamer un espace de parole libre pour qu’il le soit en pratique, cela doit prendre place dans une réflexion de fond.

Par ailleurs, pour la même raison que celle évoquée plus haut, il y a une réelle difficulté à envisager la communauté comme le cœur du cercle et système restauratif. Les manières occidentales de « faire communauté » sont majoritairement réduites à la cellule familiale nucléaire, ce qui complique les mises en place de cercles reposant sur une communauté d’appartenance plus élargie. C’est pourtant primordial si l’on veut utiliser ces outils dans le cadre de violences conjugales ou intrafamiliales. Pour autant, il faut saluer le succès de cercles restauratifs mis en place au sein de groupes militants ou d’établissements scolaires par exemple dans des cas de harcèlement. Il s’agit donc de faire état des différentes critiques possibles tout en reconnaissant le bien que la mise en place de pratiques restauratives par le milieu CNV peut amener.

Ressources
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